Et la lumière fut. Soudain un parallèle saisissant et terrible est apparu. Île de Bretagne, Ve siècle. Population : majoritairement paysanne. Climat : hostile. Gouvernement : monarchie. France, 2010. Population : majoritairement précaire. Climat : chaud. Gouvernement : démocratie.

Quel rapport ?

Prenons deux paysans, des gros bouseux mais débiles profonds, du genre à ne pas savoir se torcher le derrière. Ils vivent dans la misère la plus crasse, s’échinant à cultiver du chou, du chou et encore du chou, et bon, parfois quelques rangées de tulipes, pour faire joli. À noter également : ils puent ! Impossible de passer à côté, oui, vraiment. Nos deux compères représentent la confrérie paysanne, celle qui trime pour faire bouffer les autres. Ce n’est pas rien : pas de pécores, pas de chou, pas de chou va sucer des cailloux. Entre péter et crever la dalle, hein… Et que font-ils nos braves culs-terreux ? Ils ont beaux être bêtes comme leurs pieds, quand quelque chose au gouvernement les chagrine, ils prennent leurs fourches, leur crasse qui ne les quitte jamais, et leurs gros sabots pour venir gueuler au pied du château. Parce qu’ils ont bien compris qu’une révolte paysanne ça a du poids, que le pouvoir n’a pas d’autre choix que d’en tenir compte. Ça, c’était au Moyen-Âge. Ou sur M6, le soir à 20 h 45.

Quelle différence aujourd’hui ? Les ouvriers ont remplacé les pécores, révolution industrielle oblige ; le château fort a laissé place au palais de l’Élysée. Adieu les fourches, maintenant on brandit des pancartes sur des manches à balais et on a troqué nos sabots pour des Doc Martens (ou des Converses). On pue moins aussi, quoique : le peuple pue, c’est connu. Entre une révolte paysanne dans la France profonde d’Henri IV, les remueurs de fumier de Kaamelott et nos grèves anti-retraites de 2010, mais aussi toutes celles à venir, car il y en aura, quelle différence ?

Avant, sur l’île de Bretagne mais aussi en pays français, le petit peuple devait s’acquitter de lourdes taches qui l’épuisaient. Les serfs plus particulièrement incarnaient le bas de l’échelle alimentaire. Ils travaillaient jusqu’à l’épuisement pour satisfaire les exigences des riches seigneurs qui, eux, vivaient sans lever le petit doigt et bouffaient comme des ogres. Puis un beau jour les bouseux en ont eu plein leur cul merdeux : ils établirent des doléances (histoire de savoir pour quoi qu’ils gueulaient), une délégation débarqua à Paris, et bon, je vous passe les détails, pour finir ils entrèrent dans l’Histoire. Boum. 1789.

Formidable mouvement de liberté des peuples qui fait figure de modèle pour le monde entier ; et nous donne d’ailleurs le droit de donner des leçons à tour de bras. N’empêche. Une révolution, une vraie, inscrite dans la fucking Constitution. Champagne ! Désormais « ensemble, tout devient possible », hinhin. Et là jackpot : droits de l’homme, abolition des privilèges ­ accompagnée d’une grappe de têtes qui valsent, okay – bye bye Noblesse et Clergé, fin de la Monarchie, hello Démocratie. L’Histoire de France, avec des majuscules. Mais ce fut aussi, dans la continuité : droit de vote, syndicats, droit de grève, contraception, sécurité sociale, congés payés, 48 heures 39 heures 35 heures, allocations chômage, retraites, RTT, RMI, SMIC et autres sigles obscurs aux fonctions diverses. Tout cela ne serait sans doute pas arrivé si par un beau mois de Juillet le Tiers État n’avait eu les tripes de dire « sire, sire, on en a gros ! »

Quatre siècles plus tard, aujourd’hui donc pour les cancres, où en sommes nous ? Bien évidemment, notre société a évolué, elle souffre, tout comme ses voisines des méfaits de l’industrialisation, de la globalisation et est ébranlée de crises diverses. Pour autant, on file plein de pognon à nos nouveaux seigneurs – si démocratiques soient-ils – qui, comme leurs ancêtres, nous certifient que les caisses sont vides. On trime comme des cons, pour ceux qui ont la chance de trimer comme des cons. Tout a changé. Notre héritage révolutionnaire a volé en éclats et c’est le petit peuple, c’est vous, c’est lui, c’est elle, c’est moi qui subissons des saignées dans nos libertés et nos droits : perte des acquis sociaux, réforme des retraites, RSA, Pôle Emploi, déficit de la Sécu, « travailler plus pour gagner plus », travail le dimanche, service minimum and so on. Ces mêmes droits durement acquis pendant de longues années de combat sont un à un balayés d’un simple revers de main par nos suzerains et leurs cours successives. De petites poussières insignifiantes et onéreuses.

Nous revoilà donc dans les nippes de nos aïeux, les deux pieds dans la bouse, bien profond, comme le coq au petit matin. On aurait donc régressé à ce point ?

On ose nous dire que les temps sont durs mais on laisse cohabiter Mister Rolex-avant-cinquante-ans et Sieur Don Quichotte tente-Quechua-rouge. La crise a bon dos.

Et si en fait la politique avait opéré un retour à l’époque féodale ? Si nous vivions sous une monarchie maquillée de déclaration des droits de l’homme ? La démocratie d’aujourd’hui est une fantastique farce, qui a pour bouquet final un aller simple en charter.  Ce n’est pas le peuple qui décide, ce sont les enfarinés du cénacle sénatorial qui pensent d’abord à leur pomme (voir le traitement de leurs propres retraites, no comment). La révolution n’a laissé en héritage qu’une pile de bouquins et un excellent prétexte pour se la péter auprès des dictatures voisines. Notre chef d’État actuel c’est Louis XIV, en plus bouffon, même si la perruque est en moins. Les talons, eux, sont restés cela dit. Nous, Françaises et Français, sommes les pécores modernes. Nous sommes dans l’avant-hier, alors que nos pépés et mémés étaient déjà un pied dans le demain, ils avaient vu les choses changer pour de vrai, eux. Ça fait mal au cul. Voilà ce que nous avons sur les bras maintenant : une féodalité minoritaire et boursouflée qui se gave sur le dos d’une majorité précaire et épuisée. Le retour à une certaine frugalité, ouvertement prôné par le gouvernement, ne fait que récupérer l’idée ancienne selon laquelle c’est le peuple qui doit se sacrifier le premier en temps de guerre ou d’épidémie. Pas grave s’ils crèvent, l’important c’est de sauver l’élite. Ils sont loin les canons de la Bastille. Le couplet « Ah ça ira » a laissé la place au sinistre « rien ne va plus ». Bientôt peut-être, la notion de « taillable et serviable à merci » fera son grand come-back. Tant qu’à nous prendre pour des truites.

Vous sentez cette odeur de fumier qui s’insinue dans vos narines ? L’avenir, si les fourches restent sagement dans la remise…

Pulpmelon